Enfin un jour de congés. Une phrase dont jamais Federika n’aurait pensé tirer une si grande satisfaction, elle qui avait toujours besoin d’être occupée et d’avoir son attention monopolisée par quelque chose – mais depuis qu’elle avait rejoint les rangs de Bletchley Park, même elle devait bien avouer qu’un peu de repos ne serait pas de refus. Les braves ne se reposent pas, et depuis qu’elle avait été enrôlée quelques mois plus tôt, elle travaillait pratiquement tous les jours, y compris les samedis et dimanches, y compris de nuit, parfois, quand une situation urgente l’exigeait. Et les situations urgentes, avec les allemands et Enigma qui n’avait toujours pas été craquée, on en comptait un certain nombre. Il n’était pas rare pour Federika de regagner l’appartement qu’elle partageait avec Anna vers une heure du matin, de s’écrouler sur son lit, et de se réveiller quelques heures plus tard pour repartir aussitôt rebrancher son cerveau sur des calculs impossibles. Parfois Federika avait la nette impression de perdre la tête, surtout quand elle commençait à voir des chiffres danser devant ses yeux autour de la tête de ses interlocuteurs. Anna lui faisait régulièrement remarquer qu’elle avait des cernes sous les yeux et qu’elle devrait faire attention à sa santé, ce à quoi Federika lui promettait de moins travailler tout en sachant pertinemment que ce n’était pas une option. Avec Bletchley, pas grand-chose n’était discutable. On travaillait au service du pays, au service des Alliés, contre l’ennemi nazi. Si l’ennemi nazi ne se reposait pas, alors Bletchley non plus. Keep calm and carry on, comme disait maintenant le dicton.
Mais aujourd’hui, Federika avait droit à son premier jour de repos depuis près de deux mois. Lorsqu’elle avait annoncé la nouvelle à Anna, celle-ci avait aussitôt proposé de la faire sortir, de lui faire profiter de Londres et du relatif beau temps qui s’annonçait. Ca tombait bien, elle avait justement prévu d’aller au musée avec son associé et fiancé Isidore Hood, pourquoi ne les accompagnerait-elle pas ? Federika avait hésité un instant, puis avait fini par céder face à l’insistance de sa colocataire et amie. Après tout, pourquoi pas. Devant le miroir de sa chambre, Federika se demandait comme on devait s’habiller en compagnie de deux des modistes les plus réputés de la ville, puis renonça en songeant que de toute façon, elle ferait pâle figure à côté d’eux. Et puis, elle était championne d’échecs, pas figure de mode. Elle opta donc pour une robe bleue pâle cintrée à la taille, discrète mais – elle l’espérait – élégante, et laissa ses épaisses boucles châtains retomber sur ses épaules. Il faisait encore beau et chaud en cette fin de mois d’août, et Federika n’avait jamais été une grande amatrice de chapeaux. Pardon, Anna.
Devant son petit-déjeuner, Federika passa en revue les dernières nouvelles, toutes plus désolantes les unes que les autres – le Ministère de l’Information parvenait à peine à dissimuler l’angoisse ambiante, et finalement elle trouva les mots croisés à la fin du journal bien plus passionnants que les pseudo-informations qu’on trouvait dans les autres pages. En tournant les feuillets, elle tomba sur un petit encart qui mentionnait Anna et Isidore. Un sourire fit remonter le coin de ses lèvres. Elle n’avait pas encore eu l’occasion de réellement apprendre à connaître Isidore, mais de ce qu’Anna lui avait dit, il avait l’air d’un jeune homme bien sous tous rapports – parfait en tout cas pour Anna et son énergie inépuisable. Et aujourd’hui, elle était bien curieuse d’en apprendre un peu plus. Elle qui s’était dit initialement qu’elle préférerait passer la journée à lire ou devant son échiquier à disputer des parties avec un adversaire imaginaire, cette sortie commençait à s’annoncer sous de bien meilleurs auspices.
Vers une heure de l’après-midi, Federika quitta l’appartement et s’engouffra dans les transports londoniens, direction la National Gallery où avait eu lieu la réception de Susan Palmer quelques jours plus tôt. Enfin l’occasion de visiter la galerie et étendre un peu sa culture artistique, qu’elle avait délaissée depuis son arrivée en Grande-Bretagne. Elle n’avait aucune idée des œuvres qui étaient exposées, et pour tout avouer, elle comptait un peu sur Isidore et Anna pour lui expliquer ce qu’ils allaient voir à cette exposition. Tant pis si elle passait pour l’inculte de service. Elle pourrait toujours les impressionner une autre fois en les emmenant à un match d’échecs – si tant est que les matchs d’échecs présentent un quelconque intérêt pour les non-initiés. Arrivée à Trafalgar Square, elle sortit de la bouche du métro et cligna brièvement des yeux, aveuglée par le soleil. Londres était de sortie pour profiter du beau temps, ainsi qu’en témoignait la foule joyeusement amassée sur la place et autour de la statue de l’Amiral Nelson. Un instant, Federika se demanda comment elle allait retrouver ses deux compagnons, puis elle se souvint qu’Anna avait mentionné l’entrée principale de la galerie. Zigzaguant entre les passants, Federika se fraya un chemin dans la foule, levant les yeux pour détailler l’imposant bâtiment, plus impressionnant encore de jour que de nuit. Quelque part, il lui rappelait les musées de Postdam où elle allait parfois avec sa mère ou avec son frère. Un pincement de nostalgie lui serra le cœur, mais elle décida de l’ignorer. Pour une fois.
Elle grimpa les marches qui menaient à l’entrée du musée, et ne les apercevant pas, se posta à côté de la porte pour garder un œil sur les allées et venues des visiteurs, guettant son amie et son associé parmi les groupes de passants. Le soleil commençait à taper fort, et la jeune femme attendait avec impatience de pouvoir rentrer à l’ombre rafraîchissante du musée. Attrapant un plan de la galerie que lui tendait un stewart dans l’entrée, elle s’en servit comme d’un éventail pour faire circuler un peu d’air sur son visage. Elle était une fille de l’hiver, par une amatrice de chaleurs écrasantes. Dire qu’on lui avait raconté la météo désastreuse de la Grande-Bretagne, elle commençait à croire qu’on lui avait menti outrageusement.
Enfin, elle vit arriver Isidore… Seul ? Federika se détacha du mur et alla vers lui, sourire aux lèvres, mais sans s’empêcher de se demander où était Anna.
« Bonjour Isidore. » le salua-t-elle, se demandant s’il était d’usage en Angleterre de serrer la main ou de ne rien faire. Dans le doute, elle lui laissa l’initiative. « C’est gentil de votre part de me tolérer dans votre expédition. Anna avait l’air de s’être mis en tête de me sortir coûte que coûte, j’espère que vous ne m’en voulez pas que ça tombe sur votre rendez-vous. »
On ne pouvait pas dire non à Anna, c’était un fait. En tout cas, Federika ne le pouvait pas. Pourtant, elle en avait à revendre, du caractère et de l’entêtement, mais sa première amie de Grande-Bretagne connaissait ses points faibles.
« J’étais justement en train de penser que je ne connaissais pas grand-chose de la Gallery et de l’exposition. Je compte sur vous et Anna pour me servir de guide, elle n’a pas cessé de chanter vos louanges depuis une semaine. D’ailleurs, en parlant d’Anna, elle n’est pas avec vous ? Je pensais que vous arriveriez directement de l’atelier ? » demanda Federika en s’étonnant de l’absence de son amie aux côtés de son fiancé. Avait-elle été retenue à l’atelier ? Allait-elle les rejoindre plus tard ? Etait-elle en route ? L’idée d’aller dans ce musée avec Isidore mais sans elle lui paraissait incongrue – Isidore avait sûrement mieux à faire de son après-midi, et Anna avait attendu cette sortie avec tellement d’impatience… Les possibilités qui auraient pu conduire Anna à annuler sa venue étaient nombreuses dans la tête de Federika, et surtout de plus en plus invraisemblables à mesure qu’elle défilaient dans son esprit – et quand elle imagina qu’Anna avait peut-être été enlevée par des allemands sortis de terre dans un tank sous-terrain à tête perceuse, elle décida qu’il était temps d’arrêter de rêvasser. Isidore avait sûrement une explication logique, lui.