Life isn't about finding yourself. It's about creating yourself.
Acte Premier, Scène 1 : Belfast, Mai 1917
I hope you don't mind that I put down in words how wonderful life is, now you're in the world
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Elle est…-
Magnifique. Elle te ressemble beaucoup.-
Où est Paddy ? Il faut qu'il vienne, qu'il la voie, il faut qu'il la tienne dans ses bras !-
Je… Je l'ignore, Mary. Il est sans doute sur le chemin, son patron a dû le retenir.Le bébé aux cheveux déjà bruns semble s'éveiller soudain. Ses petits yeux, aux pupilles vert clair, s'ouvrent avec curiosité sur le monde qui l'entoure. Elle est dans les bras de celle qui l'a portée pendant neuf mois, et qui sourit maintenant tendrement. À côté du lit semblable à un champ de bataille, se tient une petite femme, au chignon couleur tourbe bien serré. Son air un peu sévère est démenti par son regard, empli d'une infinie douceur. Les deux sœurs profitent de ce moment de calme, répit bienvenu après les cris qui ont envahi la maison pendant plus de deux heures.
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Alors, où est-il ? Où est le bébé ?L'homme hirsute qui pousse la porte à cet instant a encore ses chaussures et son manteau. Son souffle est court, et il lui faut quelques instants avant d'apercevoir le visage au milieu des couvertures. Alors, à son tour, son visage s'éclaire. Et tandis que la tante du nourrisson sort discrètement de la chambre, lui s'assied sur le lit. Sa femme, épuisée par le travail, ne songe même pas à lui reprocher de salir les draps, qui de toute manière sont bons à jeter. Elle se contente de lui tendre le paquet de langes, en murmurant
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C'est une fille… J'aimerais l'appeler Caitlyn.À ces mots, la déception traverse les yeux du père. Brièvement, mais sûrement. Il se reprend bien vite, tentant maladroitement de camoufler son mouvement d'humeur. Il prend l'enfant dans ses bras musclés par une dizaine d'années de travail sur les docks, et affirme de sa voix forte
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Va pour Caitlyn, alors. Notre bébé…Son regard quitte les draps et plonge dans celui de sa femme. Intensément. Il ne dit rien, mais elle peut lire dans ces yeux noirs tous les mots qu'il ne prononce pas. Leur mains se rejoignent, se serrent fort, pendant l'un de ces instants qui durent une éternité.
Acte Premier, Scène 2 : Belfast, Octobre 1927
I'd give anything to hear you saying one more time that the universe was made just to be seen by my eyes
Une pluie fine mais tenace enveloppe presque tendrement la maigre assemblée qui se tient, tête baissée, en un cercle rapproché. Le vent aux senteurs marines fait voler le crêpe noir autour des faces blêmes et des corps frêles, les fait semblables à des flammèches couleur de graphite. Alors que deux hommes au visage de pierre ébranlent le sol de leurs coups de pelle, un vieillard récite des paroles en latin d'une voix que la brise emporte parfois.
Au centre de cette petite foule, Caitlyn a bien grandi, et les évènements de ces derniers jours la vieillissent encore. Aucune larme ne coule sur ses joues rosies par le froid, mais son regard embrumé ne quitte pas le trou béant dans lequel descend le cercueil en bois. Elle revoit comme dans un film muet des images de son enfance défiler : la première dent qui tombe, les sourires, les petits bobos vite soignés d'un baiser, les câlins et les rires, rares mais si précieux. L'école primaire, les bancs de bois inconfortables comme ceux de l'église, lors des messes dominicales. Les promenades dans Belfast, le long de la côte, le visage souriant de celle qu'elle n'a jamais appelée que
M'man,…
De part et d'autre, ses petits frères, des jumeaux prénommés Patrick et Eoin, pleurent en silence. Leurs mains serrent désespérément celles de leur aînée, leurs yeux rivés sur Patrick O'Cearnaigh Sr. Celui-ci, un bébé dans les bras, a le regard dur et fermé. Il ne desserre la mâchoire que pour remercier ceux qui s'en vont un par un, après avoir lancé la traditionnelle poignée de terre sur la tombe de sa femme.
Peu de mots ont été échangés. Personne n'en a vraiment besoin, si ce n'est Lily Cotter, la marraine de Caitlyn et sœur de la défunte. Elle seule demeure auprès de la famille éplorée, elle seule embrasse les trois orphelins en un geste de tendresse rare.
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Je suis là. Je serai toujours là pour vous, d'accord ? Elle s'est agenouillée pour pouvoir regarder les enfants dans les yeux, qu'ils ont tous les trois identiques - vert bouteille, comme les siens.
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Galway n'est pas si loin que cela, et ma porte vous sera toujours ouverte… Je compte sur vous pour venir.Acte Second, Scène 1 : Belfast, Mars 1936
You fill your cup with whatever bitter brew you're drinking, and you spend your life thinkin' of how to get away
Un mur en partie effondré. Des morceaux de brique rouge, du même rouge terne que le sang, éparpillés à travers la chaussée. De la fumée, des cris - beaucoup de cris. Elle a déjà vu des images d'explosion, bien sûr. Après tout, elle vit en Irlande et la guerre civile fait rage. Mais rien de ce qu'elle a vu n'aurait pu la préparer à cette vision d'horreur - il y a des choses qu'on n'est jamais prêt à voir.
Elle ne comprend pas. Comment peut-on causer ainsi la mort de gens, de vrais gens, de ces gens qu'elle croise tous les jours en allant travailler ? Des gens qui, d'ordinaire, rentrent chez eux, caressent la tête de leurs enfants ou de leur chien, embrassent leur femme ou leur mère, trouvent la vie dure et parfois injuste… Elle ne comprend plus. Comment son père, son propre père, peut-il donner naissance à des choses aussi terribles que ces bombes meurtrières ?
Caitlyn poursuit son chemin, détournant le regard. Quel droit aurait-elle d'aider les blessés, elle, la fille de l'artificier ? Et si c'était l'un des explosifs que son père passe tant de temps à préparer pour les révolutionnaires, qui venait d'exploser ? Non, décide-t-elle en baissant la tête. Il faut qu'elle aille travailler. Si elle arrive en retard, son patron pourrait décider de ne pas payer sa journée, et elle a désespérément besoin de cet argent. Le salaire paternel suffit à peine à couvrir la dette du loyer et la nourriture pour ses quatre enfants, alors il faut que l'aînée cumule les petits boulots, si elle veut pouvoir un jour emmener ses frères et sa petite sœur loin de la misère des docks.
Elle est ainsi secrétaire d'une petite firme d'export en journée, et ouvreuse au seul cinéma de la ville tous les soirs de la semaine. Si le premier est purement alimentaire, son second emploi la passionne. Elle a en effet le droit d'assister à certaines séances gratuitement - debout, mais c'est déjà ça - et s'est découvert un véritable amour pour les salles obscures, au fil des bobines et des entractes. La vie est tellement plus belle dans les films…
Acte Second, Scène 2 : Galway, Avril 1940
Did I really want you gone? If I'm really a winner, where did these demons come from?
Le train roule maintenant à travers la campagne irlandaise. Cela doit faire une bonne heure qu'il a quitté Galway, mais elle n'a pas bougé depuis le départ. Elle regarde fixement le paysage qui défile à toute allure, les gares qui se succèdent et finissent par se ressembler. Elle le sait, la dernière sera différente. Dublin, son port, et de là, un bateau pour l'Angleterre. Et puis Londres, enfin - mais ne brûlons pas les étapes.
La jeune brune se refuse à penser aux adieux, tendres et déchirants, qu'elle a faits à peine une heure plus tôt. Ailyn, en larmes du haut de ses 12 ans, ne comprenait pas la raison du départ de son aînée : quant à Patrick Jr et Eoin, 17 ans désormais, ils ne pleuraient pas. Mais leurs étreintes valaient toutes les larmes du monde. Caitlyn ne veut pas davantage songer à sa marraine, qui a maintenant la lourde charge d'élever ces trois enfants - elle s'en tirera, elle est forte.
Non, elle ne veut penser qu'aux raisons de son départ. Les regrets ne servent à rien, alors autant ne pas en avoir, n'est-ce pas ce que sa mère lui a toujours affirmé ? Alors elle revoit l'image de son père, ce colosse des docks qui l'a à peine vue grandir. Trop absorbé par son travail… Et surtout par la Cause, avec un C majuscule, la seule qui vaille la peine qu'on se batte pour elle : la libération du peuple d'Irlande. Ce qu'elle peut les haïr, lui et toute sa bande de républicains révolutionnaires ! Toujours à comploter, à planifier des attaques, sans jamais penser à ce que veut véritablement ce peuple dont ils prétendent défendre les intérêts. Parce que, franchement, qui voulait de ces bombes, celles que son père était si fier de poser ? Pas les civils, les "victimes collatérales", comme il aimait à les appeler… Voilà que, sans s'en rendre compte, elle parle déjà de lui au passé. De toute manière, qu'est-ce que ça peut bien lui faire ? Il n'a jamais été là pour elle, ni pour ses autres enfants d'ailleurs.
C'est elle, Caitlyn, qui a fait tourner la maison après la mort de sa mère : c'est elle qui a vu les premiers pas et entendu les premiers mots de la petite Ailyn. Elle encore qui a soigné les bosses de ses frères, elle toujours qui dès seize ans a quitté l'école pour commencer à travailler…
Le train roule toujours à travers la campagne irlandaise, et Caitlyn est plus décidée que jamais. Elle fait maintenant ses adieux les plus intimes, les adieux à son enfance et au pays qui l'a vue naître. Elle le sait, elle ne reviendra pas. Et elle fera tout son possible pour qu'un jour, ses frères et sa sœur puissent eux aussi échapper à l'Irlande, à leur père et à la guerre.
Acte Second, Scène 3 : Londres, Août 1940
The pavement is my friend, he'll take me where I need to go
Le haut soleil d'été fait de drôles de reflets dans les flaques boueuses entre les pavés inégaux. Le décor est presque identique, mais l'actrice principale a bien changé. Caitlyn O'Cearnaigh est devenue Kathleen Kearney, a coupé ses longs cheveux et a troqué l'accent irlandais pour un cockney presque parfait. Elle s'est trouvé un petit travail d'ouvreuse au Royal Albert Hall - c'est tout de même autre chose que l'unique cinéma de Belfast ! Elle envoie péniblement quelques livres par mois à sa famille, mais ce n'est encore qu'un début. Elle ne se laisse pas abattre, même pas par la déclaration de guerre à l'Allemagne nazie, qu'elle écoute à la radio avec ses colocataires - beaucoup sont des expatriés, certains même des Irlandais.
Certes, la vie n'est pas facile, mais lorsqu'elle marche en rue, Kathleen se sent libre. Et ça, ça n'a pas de prix. Lorsqu'elle arrive à l'entrée de l'immense bâtiment ovale, elle ressent comme à chaque fois un petit pincement au cœur. Comme chaque soir, elle relève ses cheveux, vérifie le moindre pli de sa jupe, affiche son plus beau sourire et rejoint ses collègues, qui discutent déjà potins et célébrités. Elle se glisse dans la situation, comme à son habitude, sans qu'on la remarque vraiment.
Un jour, peut-être, son nom sera sur les affiches que l'on voit partout… Pas tout en haut, non, mais en tout petits caractères, quelque part au bas des posters :
Kathleen Kearney, Stage Director. Oui, ça sonne bien.
Acte Troisième, Scène 1 : Londres, Décembre 1940
And did you exchange a walk-on part in the war for a lead role in a cage ?
Une allumette unique, qu'elle tient du bout des doigts, se consume rapidement. Elle souffle juste avant que la flamme n'atteigne ses doigts. De justesse. L'odeur de bois brûlé se répand rapidement dans la petite chambre de bonne, juste assez pour qu'on le sente distinctement, pas assez pour inquiéter les voisins. Elle écrase l'extrémité noircie d'un geste décidé.
Elle ouvrirait bien la minuscule fenêtre qui donne sur la rue enneigée, mais l'étroite lucarne était déjà condamnée avant son arrivée. Aussi se contente-t-elle de se saisir d'une cuillère, avant de commencer à manger. Elle savoure cette délicatesse, la douceur de la crème et le croquant du chocolat qui se mêlent dans sa bouche : c'est la première folie qu'elle s'autorise depuis son arrivée à la capitale. Il faut dire qu'elle n'a pas eu grand-chose à célébrer, et puis, ce n'est pas comme si son salaire lui permettait de vivre dans le luxe…
Mais cette année, tout ça va changer. Et ce n'est même pas elle qui en a décidé ainsi ! Non, une fois n'est pas coutume, la bonne nouvelle est venue d'Irlande. Il y a près d'un mois maintenant que son père croupit en prison, après avoir été arrêté lors d'une opération sur les docks de Belfast. Suite à cet incident, dont elle ignore tout, voilà que Kathleen est interrogée par le très secret service d'espionnage britannique. Est-elle en contact avec son père ? Prévoit-elle un attentat sur le sol anglais ? Pourquoi fréquente-t-elle des Irlandais proche des milieux nationalistes ? Elle ne repense jamais à cet interrogatoire sans une pointe de terreur. Le danger est passé, certes - mais c'était moins une. Si elle ne haïssait pas son paternel, si elle ne lui en voulait pas à ce point de les avoir abandonnés, elle et ses cadets, ses réponses auraient été bien différentes… Et sans doute n'aurait-elle pas reçu une offre d'emploi des plus particulières.Sans doute ne serait-elle pas devenue une agent du redoutable service d'espionnage britannique.
Car oui, après une semaine environ de silence radio, la voilà recontactée par les hommes en noir. Désire-t-elle vraiment nuire à la cause républicaine ? Est-elle prête à faire des sacrifices ? Elle passe des tests, auxquels elle ne comprend parfois rien, et dont elle n'est pas certaine des résultats. Jusqu'au jour où les hommes en noir reviennent. Une dernière fois - mais cette fois c'est la bonne. Elle devient officieusement une agent des services secrets de Sa Majesté.
Enfin, une agent, c'est encore beaucoup dire. Pour l'instant, elle suit d'intensives séances d'entraînement, dans tous les domaines possibles - et même parfois inimaginables : course, endurance, tir (elle maîtrise presque les petits fusils, mais pour les carabines, on repassera),… Mais aussi mémoire, mensonge, décryptage de codes de base et autres joyeusetés. Elle ne voit pas l'utilité de tout cela, mais elle sait déjà que le jour viendra où elle devra se servir de ces nouvelles capacités durement acquises.
Alors elle ferme les yeux en savourant ce moment de solitude, de calme. Le calme avant la tempête.