Questions de style
née en 1910
Autant que possible, il faut aller chez un bon tailleur : un costume bien coupé est la condition principale de l’élégance. L’homme bien mis à plus de chances de réussir dans la vie. En tout cas la netteté dans la tenue est un signe de caractère. C’est cette exacte pensée qui traversa l’esprit d’un jeune londonien lorsqu’il se prépara ce matin-là devant sa glace, en fermant son veston par-dessus sa chemise à col droit avant de nouer une cravate sombre. Le pli du pantalon était impeccablement repassé et le reste du linge immaculé. Aujourd’hui n’était pas un jour ordinaire : il allait demander la main de cette petite vendeuse de Dover Street qu’il avait rencontré plusieurs mois auparavant.
Ce premier paragraphe vous donne tout de suite le ton romantique et adorable des premiers émois. Mais ce fait était d’autant plus surprenant que ces deux êtres étaient radicalement différents en tous points. Pour commencer, notre jeune soupirant, Howard Hood était un brillant architecte londonien d’origine bourgeoise qui était parvenu à briller à travers ses études et ses plans qui, parait-il, révolutionnait l’architecture londonienne classique de son temps (plutôt art nouveau). Il occupait depuis peu une chaire d’architecture à l’université de Cambridge. Ce poste assura sa renommé d’architecte de papier, autrement dit, c’était un architecte estimé ayant forgé sa réputation sur ses plans plutôt que sur les constructions mises en œuvre. A vrai dire, aucun de ses plans n’avait jamais été bâti (à l’exception d’un seul, mais nous y reviendront). Howard était un homme à la curiosité insatiable, studieux au possible et ne pouvait s’empêcher de voir le monde à travers un prisme approchant davantage de la forme carré. Avec lui, on aimait ou on détestait, on vivait ou on mourrait. Pas de place à la demi-mesure. Se tenant toujours droit comme un « i », toujours tiré à quatre épingles, il se voyait comme un humaniste dont la vie devait tendre à être une œuvre en soi. Créer n’était pas pour lui quelque chose de frivole…
Frivole. C’est ce mot tout à fait précis qui pourrait définir au mieux la personnalité de la jeune femme qu’il s’apprêtait à demander en mariage… Elle s’appelait Liliane Maxence, une jolie française au teint pâle et au visage en forme de cœur. Fille d’un couple de tailleurs nantais, c’était un être fait autant pour l’aventure que le bon goût. Après un séjour de quelques années à Paris, travaillant dans les boutiques de luxe pour dames (notamment chez madame Lanvin), la belle Liliane était un papillon incapable de se poser trop longtemps au même endroit. Sans hésiter un instant, elle plaqua employeurs, amis et amants avant de faire ses valises. C’est donc à Londres qu’elle fit sa prochaine étape. Souriante, élégante et aussi charmante qu’une gravure de mode : c’est sans l’ombre d’un souci qu’elle décrocha son nouvel emploi dans l’une des grandes boutiques de Dover Street : Madame Gray at Machinka & May. Il faut dire que son accent français, son doux parfum sucré et ses yeux couleur lavande avait de quoi attirer les clients. Rien de mieux qu’un peu de « french touch » pour faire commerce !
Autant dire que son caractère était aussi rond que celui de son futur mari pouvait être à angles droits… Leur mariage d’amour restera à jamais un des plus grands mystères de la famille Hood.
A l’église - Rappelons-nous que les toilettes peu modestes peuvent nous faire refuser la participation aux sacrements. Pour les femmes, la tête couverte est de rigueur. Avoir tout au moins une mantille ou une écharpe. Bien entendu, les shorts et autres tenues simplifiées sont inadmissibles à l’église...C’est donc au printemps suivant que les deux jeunes gens se marièrent en petit comité avec le cercle familiale et d’amis le plus proche. Le fait qu’un petit bourgeois épouse une fille de couturier faisait mauvais genre, assurément. Mais Howard ne leur laissa pas le choix et la famille Hood due se contenter de balayer ce « menu détail » d’un revers de gant n’hésitant pas à vanter la famille Maxence en société comme étant dans l’industrie de la mode française (il parait que plus le mensonge est gros, mieux ça passe…).
L’hiver qui suivit, à l’aube de ses 35 ans, Howard acheta une résidence délabrée dans le quartier londonien de Maida Vale qu’il fit raser sans l’ombre d’un remords, avec la rigidité et l’entêtement qu’on lui connaissait. C’est là que pour la première et dernière fois de sa vie s’élèverait un bâtiment entièrement dessiné de sa main : la House Hood, d’un style art déco dont les lignes verticales et ses vitraux abstraits et colorés aux fenêtres dénotaient fort des bâtisses en briques voisines… Cela fit jaser quelques temps les mécontents du quartier, mais que voulez-vous… Les Hood ne s’adaptent jamais, ils s’imposent. Une fois la construction terminée, le couple put s’installer. Et dans ces grandes pièces aux angles bien carrés, lumineuses et au plafond haut, c’est une Liliane enceinte jusqu’aux yeux de leur premier enfant qui s’en donna à cœur joie pour exprimer toute sa fantaisie. Les pièces s’agrémentèrent rapidement d’un mobilier aussi surprenant qu’éclectique, tapis persans, antiquités et autres méridienne colorées, rompant radicalement avec le style architectural de son mari. Cette maison était à l’image de ce mariage : surprenante et intrigante.
Quelques mois plus tard, nous étions en 1905, « Liane » Hood donna naissance à un petit garçon qu’on nomma Swann. Madame Hood s’était en effet, depuis peu, prise de passion pour les livres de son compatriote, Marcel Proust. On ne pouvait se cacher qu’elle était une passionnée de la vie mondaine et se geste était tout à fait à son image...
A cheval - La tenue de cheval doit être d’une élégance irréprochable, ayant le cachet de netteté d’un bon faiseur.
Les femmes portent soit la culotte de cheval avec jaquette assez longue, soit le veston et la jupe à plis cachant la culotte. Beaucoup montent aujourd’hui à califourchon avec la culotte, ce qui est admis par l’usage. La jupe demeure d’ailleurs la tenue la plus correcte, seule admise aux concours hippiques. Melon rond, ou feutre souple, cravate blanche, bottes fauves ou vernies.
Les cavaliers portent la culotte de whipcord avec le veston foncé, ou le veston et la culotte à carreaux. Melon ou chapeau mou ; bottes jaunes ou guêtres, cravate blanches, gants à box-calf ou de chamois avec paume de box, à raies et trous extérieurs. En été, on peut mettre le « djapur », pantalon serré au genou et au mollet et le col mou avec la régate.Swann Hood allait devenir le jeune premier rêvé de la famille. Beau garçon, charmant, intelligent, athlétique… Dès son plus jeune âge il démontrait sa capacité à faire briller sa famille dans les hautes sphères de Londres. Très actif, il fût rapidement inscrit à des cours d’équitation où il ne démérita pas le moins du monde, tant et si bien que dès l’âge de dix-huit ans : il participait à des compétitions hippiques comme cavalier. Parfait ? Swann ? Non. Son sourire à tomber ne faisait que cacher un tempérament vif et rebelle. Il faisait parfois la misère à ses professeurs, aux jolies filles, se fit déniaisé auprès d’une prostituée à même pas quinze ans et il avait une passion pour les sorties alcoolisées tard le soir. Il n’empêche que le reste de la fratrie le surnomma rapidement le « prince héritier » tant leurs parents reposaient sur lui pratiquement tout leur rêves d’un bon mariage, d’une vie mondaine, de country club et autres garden party (enfin, surtout les rêves de madame...).
Au Dîner - La toilette des invités masculins :Dîner intime - Costume de ville. Soit le complet veston, soit le veston noir et pantalon à rayures, soit la jaquette et le pantalon à rayures. Chemise blanche. Col dur ou demi dur.
Dîner plus élégant - Smoking avec nœud papillon noir, gilet noir, chemise à plastron empesé et col droit. Chaussettes de soie noire. Souliers vernis noirs.
Dîner de gala - Habit avec gilet blanc, chemise à plastron empesé, col cassé et petit nœud. Chaussures comme ci-dessus. Gants blancs glacés
Le maître de maison à la même tenue que ses invités.Cinq ans plus tard vint au monde un petit Isidore. Plus frêle que son ainé, il n’en était pas moins nerveux ou dépourvu de caractère ! Il présenta rapidement un profil aux antipodes de Swann. Souvent le nez dans un livre pendant que son frère s’entrainait à monter à cheval, du genre très observateur, il aimait griffonner ça et là des caricatures de son entourage. Il savait toujours en quelques coups de crayon dénicher ce trait particulier qui rendait chacun unique. Isidore était également aussi secret que son frère pouvait être charismatique. Dès l’âge de 13 ans, il fumait régulièrement des cigarettes sans que qui que ce soit dans son entourage ne s’en rende compte, lisait des romans d’aventures et se mit à rêver de devenir un jour peut-être journaliste d’investigation, ce dont son frère se moquait ouvertement (le trouvant trop maigrelet). Isidore était couvé avec tendresse par « Liane » qui retrouvait son raffinement dans le caractère de son fils qui était d’un goût très sûr, tandis qu’Howard soulignait avec une sévérité bienveillante qu’il allait falloir redoubler d’effort pour devenir un jour, peut être, un grand journaliste. Cette rigueur adoucie que témoignaient les parents Hood envers le second fils avait de quoi exaspérer l’ainé qui ne manquait pas une occasion de tourmenter son frère. La compétition entre les deux garçons était constante et les chamailleries quotidiennes. Il arrivait parfois que les deux fils en viennent aux mains et Isidore n’était étonnamment pas le dernier à chercher la bagarre malgré sa frêle silhouette. Cela inquiétait considérablement Liane !
Au Dîner - La toilette des dames :Dîner intime – Robe d’après-midi ou robe de demi-soir.
Grand dîner - Robe décolletée.
Tout les détails accessoires – gants, souliers – se modifient suivant la mode. Tantôt on arrive gantée, tantôt sans gants. Mais toujours on vient sans chapeau ! Et voilà que pour compléter le tableau de cette famille déjà pleine de contrastes et de caractères bien trempées, Liane donna le jour à une adorable petite fille que l’on allait prénommer Ada. Howard tenait à rendre un hommage à une certaine Ada Lovelace. Liane ne voyait absolument pas qui cela pouvait être mais elle trouvait ce prénom adorable. La petite dernière de la famille n’allait pas laisser au bout de leurs surprises les deux parents d’une maison bien remplie. En effet, au désespoir de « Liane », sa fille montra fort peu d’intérêt pour tout ce qui pouvait avoir attrait à « l’art subtil et ancien d’être femme ». Ada était aussi cartésienne que son père et curieuse de tout ! On la trouvait souvent le nez dans un livre de biologie, d’astronomie ou même de médecine, ou encore les genoux dans la boue à examiner les vers de terre ou les escargots. Peu intéressée par ce que l’on faisait généralement à son âge, elle était plus intriguée de vouloir disséquer le chat « Boniface » de leur grand-mère maternelle.
Cela avait le don d’exaspérer la grand-mère Léontine, qui commençait peu à peu à perdre la tête depuis la fin de la Grande Guerre. Liliane avait fait venir sa mère désormais veuve, à Londres et l’installa avec eux. Ses propos étaient d’une incohérence souvent comique tant et si bien qu’Howard la surnomma rapidement « Radio Londres ». Lorsque « Liane » le surprenait à le faire, sa bouche formait un « O » outré et elle lui donnait une petite tape réprobatrice dès qu’elle pouvait l’atteindre.
Le maître d’hôtel - Au service du matin, il porte le veston et le tablier ; à déjeuner, le smoking avec cravate noire ; à dîner, l’habit avec pantalon noir, la cravate noire et les gants de fils blancs.Toute la famille était loyalement servit par un majordome d’une discrétion à toutes épreuves : d’origine indienne, tout le monde le prénommait affectueusement Pagode, tant et si bien que plus personne ne connaissait son véritable nom. Ne parlant jamais pour ne rien dire, il ne disait rien la plupart du temps ou alors il murmurait simplement à l’oreille de monsieur ou de madame Hood. Un soir de Noël, Howard ayant bu un peu trop de porto, conta avoir rencontré Pagode lors d’un voyage Calcutta. Il déclarait que celui-ci lui avait sauvé la vie alors qu’il venait tout juste de se faire poignardé un soir en sortant de son hôtel… Curieux et fascinés par ce récit, les enfants Hood demandèrent qui était donc le malfrat qui s’en était prit à leur père. Pagode était le fautif… Autant dire que cette anecdote fût un remède miracle pour que la fratrie reste bien sage sous la garde de ce majordome, qui était désormais fort inquiétant sous ses airs pincés et sa petite moustache blanche.
1932Mordicus ! Isidore serait journaliste ou ne serai pas ! Il ne jurait que par cela depuis des années déjà malgré un père peu motivé par cette perspective. A force de réclamer d’être présenter aux connaissances influentes du paternel, celui-ci finit par céder et organisa un déjeuner avec Ralph D. Blumenfeld, rédacteur en chef du Daily Express. Howard découpait sa viande, les lèvres pincées tandis que son fils buvait les paroles de Blumenfeld, cigare au bec.
« Tu sais, gamin, fit le rédacteur en chef.
Journaliste n’est pas un métier ordinaire. Certes il faut de la passion, de l’entrain… Mais ce qui est encore plus important : c’est le goût de l’aventure !Isidore acquiesçait bien sagement, les yeux brillants accompagnés d’un large sourire. Il était aux anges ! Jusqu’à ce que l’homme le regarde de manière plus perçante avant de pointer sur lui un doigt intrigué.
-Alors, jeune Hood… Dites-moi donc : es-tu déjà parti à l’aventure ?-Non mais j’adorerai !Howard ne pouvait pas rester silencieux plus longtemps, il haussa légèrement le ton si bien que plusieurs personnes du restaurant se retournèrent pour le fusiller du regard.
-Ralph ! S’il te plait : si tu pouvais éviter d’attiser ma tête brûlée de fils je t’en serai reconnaissant ! Le Ralph en question s’exclaffa :
-Comme si ton fils avait besoin de moi pour ça ! Regarde-le : il tient à peine en place sur sa chaise.-Je veux faire ce métier depuis que je sais lire, Monsieur Blumenfeld !-Tu vois ! renchérit le journaliste chevronné en prenant à témoin Howard avant de reporter son attention sur Isidore.
Gamin, s’il y a bien une chose que je peux te conseiller aujourd’hui : c’est de faire, au moins, le tour de l’Europe…-Pardon ? S’exclama Howard, scandalisé, manquant de s’étouffer avec une gorgée d’eau.
Le père Hood aurait beau protester : la décision d’Isidore était prise depuis longtemps déjà ! L’année suivante, il boucla ses valises et parti pour Paris en compagnie de son inséparable James. Tous deux camarades (et surtout « friends with benefits ») à Cambridge, rêvaient de littérature, de beaux mots et de vie bohème : là-bas ils seraient libres de vivre comme bon leur semble !
Le valet de chambre - Il porte, pour le service, le tablier bleu ou blanc, avec le gilet de livrée à manches. Pour servir les repas de famille à déjeuner, veston noir et en été veste de toile blanche ; à dîner, veston noir. Pour les repas priés, habit, cravate blanche.Janvier 1933Voilà plusieurs mois qu’Isidore et son ami/amant James étaient installés à Paris pour poursuivre leurs études à la Sorbonne. La vie était aussi douce qu’endiablée entre les cours, les fêtes à Saint-Germain et le travail de valet de chambre qu’Isidore avait décroché à l’hôtel George V pour arrondir les finances. La colocation des deux jeunes anglais n’étonnait personne. C’était à se demander si le fait qu’ils dorment (entre autre) dans le même lit ne pose aucun problème ! Tout était pour le moins idyllique jusqu’à ce soir de janvier 1933…
Tard dans la nuit, la vieille Désirée Contarini, une habituée de l’hôtel qui vivait dans une des somptueuses suites donnant sur le Sacré-Cœur, fit appeler Isidore pour lui amener son thé et surtout papoter. Le jeune homme entra dans la suite, plateau à la main et apporte sa collation chaude à cette grande dame enveloppée dans un kimono en soie, les cheveux dissimulés sous un turban chatoyant, une cigarette entre les doigts, posant sur le valet de chambre un regard d’azur profond, un brin rieur. Ils parlèrent de tout et rien. Elle demanda des nouvelles du « charmant James », ils échangèrent les derniers potins des clients de l’hôtel puis elle lui conta la raison de sa venue à Paris pour une obscure vente aux enchères de quelques biens de sa famille.
« [...] Dont ce portrait immonde d’un de mes ancêtre, dit-elle en levant les yeux au ciel en montrant distraitement de la main le portrait d’un jeune homme du XVIIe siècle aux yeux bleus perçants.
-Qu’a-t-il donc d’affreux ce tableau ? demanda Isidore avec un sourire amusé par l’attitude de la vieille noble dame.
-Aaaaah si vous saviez, mon cher Isidore ! Celui là était si dégoutant ! Je ne saurai vous dire le nombre exact de ses portraits qui remplissent le grenier de la maison familiale… Un porc vous dis-je, ce Francesco Contarini !Le jeune Hood dont la curiosité n’avait que peu de limite, allait lui demander davantage d’anecdotes croustillantes quand on toqua à la porte de la suite.
-Oh ! Suis-je sotte ! s’exclama Madame Contarini.
J’avais complètement oublié qu’il venait ce soir ! Allez donc ouvrir Isidore, le temps que je me repoudre le nez ! »Se dirigeant vers la porte, Isidore se répétait pour la énième fois à quel point il aimait ce travail. Être toujours un peu dans la vie des gens de façon momentané et pourtant de façon si intime… Il jeta un œil dans une glace, ajusta son uniforme puis ouvrit la porte sur un élégant jeune homme, blond comme les blés et le sourire ravageur :
« Wolfgang Desgoffe und Taxis, se présenta-t-il avec un accent allemand à couper au couteau.
J’avais rendez-vous avec Madame Contarini…-Oui oui mon petit Wolfy ! Entreeeeez ! » fit la voix, soudain très guillerette, de la dame dans le dos d’Isidore.
Après avoir croisé ses yeux bleus, le jeune Isidore se laissa convaincre quelques semaines plus tard de faire ses valises pour Berlin, laissant derrière lui James…
« Comment ça, tu pars ? Tu vas pas me laisser ici tout seul !-Viens avec moi à Berlin ! essaya de le convaincre Isidore, en vain.
-Pour y faire quoi ? s’énerva James.
J'ai mon année à finir … et je ne parle même pas l'allemand ! Tu ne trouveras rien là-bas, à part des ennuis.Un rouge de colère monta aux joues d’Isidore, il serra les poings et les dents avant de lâcher sèchement :
-Va pour les ennuis. Salut. » En claquant cette porte, Isidore ne savait pas encore à quel point il allait regretter cette décision hâtive…
Février - Juin 1933Il repensera à cette épisode ayant clos son séjour parisien quelque mois plus tard en s’asseyant lourdement sur un banc du parc du Tiergarten après avoir essuyé son énième échec pour décrocher un petit boulot de professeur de français et d’anglais. On n’aimait pas beaucoup les étrangers ces temps-ci en Allemagne... Comment allait-il payer le loyer de sa minuscule chambre de bonne ? Son esprit, loin du tumulte festif parisien, n’était absolument pas à la fête depuis plusieurs mois maintenant. A peine arrivé à Berlin, Wolfgang s’était évanoui dans la nature le laissant seul sans connaitre personne dans cette ville qui lui était totalement étrangère. Il envoyait autant que possible des lettres à ses parents, Ada et à James. Au début il leur racontait toutes les visites qu’il avait pu faire mais l’émerveillement était bien vite retombé… Mais il n’en disait rien, restant relativement vague dans ses courriers. Il plongea son visage dans ses mains essayant de retrouver une once de motivation quelque part au fond de lui…
« Est-ce que tout va bien ? demanda en allemand quelqu’un s’approchant d’Isidore.
Il releva les yeux sur un grand jeune homme aux yeux doux, vêtu d’un élégant costume clair d’été.
-Et bien, si vous aviez un travail à me proposer : j’irai merveilleusement bien, bredouilla en allemand Isidore avec un faible sourire.
-Oh ! You’re English ! s’exclama enthousiaste l’inconnu avant de lui tendre la main.
Lukas Laurence, nice to meet you !Cette rencontre allait profondément adoucir le séjour allemand du jeune Hood. Lukas ayant lui-même une double nationalité allemande et anglaise comme Isidore pouvait être anglais et français : ils s’entendirent à merveille ! Lukas présenta Isidore à ses parents qui n’hésitèrent pas à lui apporter leur aide. Par les contacts des Laurence, il pu décrocher un modeste poste de professeur particulier de langues auprès de quelques familles dont ils étaient les amis. Cela ne dura qu’un temps, car pendant ce temps là la politique allemande se radicalisait de plus en plus…
Le séjour allemand trouva son terme un soir alors qu’Isidore termina plus tard que prévu un de ses cours. Il voulut rentrer chez lui à pieds comme à son habitude. Les rues étaient pour la plupart désertes et c’est à peine deux coins de rues de chez lui qu’on l’attrapa violemment par l’épaule pour le plaquer contre un mur. Il ne vit pas combien d’individus s’en prirent à lui (deux, peut-être trois ?) et ne vit pas leurs visages non plus. Les insultes en allemand pleuvaient et les coups avec. On lui arracha sa sacoche, lui cracha dessus, sa mâchoire était en sang, ses côtes le brulaient et il ne parvenait à rien faire d’autre que se recroqueviller autant que possible sur le sol, terrorisé. Incapable de bouger, il entendit quelqu’un approcher et interpeller ses agresseurs. Ils arrêtèrent de le frapper mais Isidore les entendit aussitôt s’en prendre au nouveau venu. Ils hurlèrent tour à tour de douleur et plusieurs bruits sourds se succédèrent jusqu’à ce que le silence revienne sur la rue sombre. Tremblant, le visage tordu par la douleur, Isidore leva les yeux et constata que ses agresseurs étaient inconscients sur le pavé. Son sauveur s’approcha alors de lui et le jeune Hood frissonna de surprise à sa vue.
« Pagode ? » dit-il d’une voix cassée avant de fondre en larmes.
C’était bien le fidèle serviteur de la famille qui se tenait là, enveloppé dans son manteau, sa moustache blanche éternellement imperturbable. Désespérément inquiète par le manque de nouvelles, Liane Hood avait envoyée le maître d’hôtel à la recherche de leur fils. Il était temps de rentrer à Londres… Le 14 juillet, le parti nazi était le seul autorisé en Allemagne.
Septembre 1933Voilà des semaines qu’Isidore se morfondait dans son mal-être à fumer cigarette sur cigarette dans sa chambre de la maison familiale de Maida Vale. Il n’avait plus rien. Le journalisme, il n’en voulait plus, ne parvenait plus à écrire sur quoi que ce soit. Son séjour allemand lui avait glacé le sang et sa verve avec… Il n’avait pas terminé ses études et était donc sans diplôme. Son père ne lui adressait plus la parole, son frère continuait de briller dans les hippodromes de toute l’Angleterre (les bordels et les bars aussi, accessoirement) et Ada s’était plongée avec une passion folle dans ses études avec l’ambition de devenir un jour une femme médecin. Seule Liliane essayait de toutes ses forces de redonner le goût de vivre à son fils. Elle venait deux trois fois par jour discuter avec lui, parler des potins, boire du thé et surtout parler de mode. Rapidement, elle remarqua qu’il recommençait à griffonner ses caricatures dans ses petits carnets noirs mais pas seulement. Il dessinait sa mère dans ses plus jolies toilettes. Liliane était convaincu depuis toujours des goûts de son fils et s’empressa donc d’écrire à son ancienne employeur parisienne, Jeanne Lanvin, pour lui demander conseil (lui envoyant quelques dessins pour avoir son expertise). Celle-ci lui répondit rapidement et lui recommanda qu’Isidore écrive une lettre au couturier Norman Bishop Hartnell qu’elle connaissait bien…
Au RestaurantPour un déjeuner prié, toilette élégante d’après-midi. Les messieurs donnent au vestiaire chapeau et pardessus. Les dames gardent leur chapeau, si elles en ont un.
Pour un dîner, la tenue est plus ou moins élégante suivant la classe du restaurant, le milieu social, le motif de la réunion. La femme ne porte une robe du soir que si l’homme qui l’accompagne est en smoking.En face à face avec le couturier Hartnell dans la grande salle du restaurant français de Soho « Chez Gaston », Isidore se demandait s’il avait bien fait d’écouter sa mère et son enthousiasme à toute épreuves. Jeune trentenaire, le célèbre artiste dévorait littéralement Isidore du regard dans son complet veston à rayures. Le jeune Hood se demandait s’il n’était le repas du couturier tant celui-ci ne touchait que très peu au contenu de son assiette…
« Alors comme ça le milieu de la mode vous intéresse ?-Oui, cela me surprends moi-même aujourd’hui mais cette reconversion me parait... comme une évidence, fit maladroitement Isidore, essayant de marcher sur des œufs.
-Hum hummm, fit Norman, songeur.
Et vous n’avez jamais coupé du tissu, cousu, raccommodé quoique ce soit ?-Et bien, il m’est arrivé de fabriquer des déguisements pour ma sœur et moi étant enfant mais… C’est à peu près tout oui, avoua honteusement Isidore qui n’avait qu’une envie : quitter au plus vite ce restaurant !
-Cette description que vous avez faite dans votre lettre d’une de mes robes de soirée était tout à fait saisissante. Je dois l’admettre : cela m’a poussé à vouloir vous rencontrer, fit le couturier.
Votre sens des couleurs et d'appréhension des formes est d'une grande poésie ! Mais plus important encore : dessinez-vous monsieur Hood ?Isidore attrapa son carnet au fond de sa poche et essaya de le tendre vers Hartnell sans trembler. Celui-ci lui lança un sourire amusé puis parcourut les pages griffonnées par le jeune homme. Ils restèrent ainsi silencieux durant de longues minutes jusqu’à ce que le couturier referme d’un coup sec le carnet avant de le rendre à son propriétaire. Toujours avec un sourire en coin :
« Je vais voir ce que je peux faire de vous, monsieur Hood », dit-il d’une voix de velours.
Un frisson parcourut la peau d'Isidore, il se sentait littéralement déshabillé du regard par Norman Hartnell !
1937 Les années qui suivirent cet entretien « Chez Gaston », furent les plus enrichissantes de la courte vie d’Isidore. Hartnell ayant véritablement adopté le jeune homme comme étant son protégé, il lui enseigna toutes les ficelles du métier en faisant de lui son assistant. Il prenait des notes, corrigeait certains dessins, transmettait des directives aux petites mains, gérait régulièrmeent les stocks, les commandes, les séances photos ou encore la boutique de son mentor au 10 Bruton Street dans le quartier de Mayfair… Le jeune londonien s’épanouissait pleinement plus qu’il ne l’aurait jamais espéré ! James et lui avait depuis recommencé à se voir régulièrement comme au bon vieux temps de leurs études et peu à peu l’idée de créer sous son propre nom faisait son chemin dans l’esprit d’Isidore qui avait vite intégrer son nouveau métier, griffonnant ses modèles rêvés dans son carnet… Un soir qu’ils fermaient la boutique, Norman confia à Isidore qu’il savait qu’il ne resterait pas éternellement dans son ombre et qu’il l’encourageait dans ce sens.
Ces perspectives avaient bien évidemment de quoi ravir le jeune Hood, d’autant plus que le ciel sembla lui envoyer un second signe sur sa route en la personne d’une jolie hollandaise… Au sens propre !
Dans la rue - Disons que la toilette doit être toujours extrêmement correcte quand on va dans la rue. Les femmes, même de rang modeste, évitent de sortir en peignoir, en pantoufles. Sortiraient-elles de grand matin, pour les approvisionnements en pain ou en lait : elles ne se permettent pas le négligé.
En allant à son travail pour ouvrir la boutique et l’atelier de Hartnell, tôt le matin, Isidore bouscula par mégarde une élégante jeune femme.
-Hey ! Faites un peu attention où vous mettez les pieds ! s’exclama la jeune femme, les bras chargés de tissus et autres boîtes à chapeau dont certaines tombèrent sur le pavé.
-Veuillez m’excuser, madame. Je…-C’est mademoiselle ! S’énerva celle-ci en jetant un regard noir à Isidore.
-Euh oui pardon, pardon. Je ne voulais pas vous vexer, vraiment.-C’est raté. Vous avez abimé mon rouleau de satin, dit-elle en brandissant la preuve de sa faute.
Il est fichu ! Bravo !-Je vous rembourse ce rouleau immédiatement, fit Isidore en cherchant son portefeuille dans son manteau
-Gardez votre argent, monsieur, répliqua l’inconnue en se relevant, le menton haut.
-Non j’insiste ! Une femme avec un aussi joli chapeau ne devrait pas avoir à payer quoi que ce soit.-Oh… Merci, dit-elle, soudain méfiante.
C’est une de mes créations.-Vraiment ? Il est fantastique ! Je suis moi-même couturier : belle coïncidence !-Cocasse, en effet. Un carambolage même !-Nous devrions nous associer vous et moi, qu’en dites-vous ?-Euh… Hum…Vous vous rendez compte que vous me proposez de m’associer avec vous sans même connaitre mon nom, n’est-ce pas ?-Oui... Mais j’adore ce chapeau… -Est-ce censé être un argument ? s’exclama la chapelière avec des yeux écarquillés.
Tout sourire, Isidore lui tendit sa carte de visite et disparut dans la foule. En éternel impulsif, c’est ainsi qu’il fit la connaissance d’Anna Jordens.
1938Aux Soirées - Pour une grande soirée, toilette très habillée, corsage décolleté, beaux bijoux.
Les jeunes filles dansent en grande robe longue aux soirées élégantes. Aux surprises-parties, c’est tantôt la robe longue, tantôt la robe d’après-midi. Mais la mode peut changer.
Le manteau de fourrure peut être porté même en été pour les sorties du soir.
Les messieurs auront des tenues différentes suivant le genre de réception :
-Pour un grand bal : habit, gilet blanc, chemise à plastron empesé, col cassé, petit nœud blanc.
-Pour une réception moins cérémonieuse : smoking, gilet noir, nœud papillon noir.
Dans les deux cas : chaussettes de soie noire, souliers vernis noirs, gants blancs glacés, pochette de soie blanche. Ils ne mettent leurs décorations que dans un bal officiel : plaque, cordon, grand-croix. Ils portent cependant l’étroit ruban à la boutonnière.« Santé ! Et longue vie à la maison Hood&Jordens ! » s’exclama Isidore en levant son verre de champagne devant l’assemblée d’amis, de famille d’invités et d’employés, tous réunis pour inaugurer la bâtisse de la nouvelle maison de couture à la mode sur Portobello Road.
Le champagne coulait à flot et les carnets de commandes étaient déjà pleins grâce aux différents contacts des Hood et de Hartnell dans les milieux mondains. Le tout premier défilé était un succès : les lignes épurées d’inspirations antiques d’Isidore alliés aux chapeaux excentriques d’Anna ravissaient le tout Londres. Le succès était tant au rendez-vous que le duo créatif décidé d’annoncer leur fiançailles dans la foulée. Mais ne vous leurrez point cher lecteur, nul amourette là-dessous, juste un joli jeu de communication. Quoi de plus charmant qu’un couple créatif ? Cela sonne mieux qu’un duo d’amis… Isidore ne savait pas très bien ce que pouvait penser James de cette affaire là. Mais il y en a bien une qui était enthousiaste à ce mariage en plus de la consécration artistique de son fils…
« Mon Isiii ! s’exclama Liane Hood en fendant la foule dans sa longue robe de soirée scintillante, coupe de champagne à la main, en vrai diva de la soirée.
Quelle réussite ! Je suis fière de toi. »Elle embrassa son fils, puis Howard, suivit d’Ada tandis que Swann se contenta d’un « Jolis bouts d’tissus, frérot » avec son éternel sourire narquois. Ils n’étaient pas venu seuls car voilà que James arrivait avec une mine sombre suivit de près par son père Alfred toujours aussi joviale.
« Quelle féerie ! s’exclama de façon théâtrale le père Alistair.
Si ça ce n’est pas la classe, je ne sais pas ce que c’est ! Félicitations Isidore ! »-Merci Alfred, se contenta de répondre l’intéressé en lui serrant la main avec un sourire amusé en lançant un regard éloquent à James.
-Et vous Liliane ! poursuivit le grand bonhomme.
Vous êtes la fée de cette soirée ! Vraiment ! Vous me faites penser à la Belle d’Amour de Paris ! Vous vous souvenez ?-Oooh Alfred ! Quel garnement vous faites ! gloussa « Liane ».
-Oh non, ces deux-là recommencent, soupira Howard avant de boire cul sec son champagne.
Fuyez les enfants…A la vue de cette scène étrangement écœurante, les enfants Hood se dispersèrent, Isidore entrainant James à sa suite.
Plus tard, alors que les invités se disparaissaient peu à peu au fil de la nuit, Liliane et Howard vinrent dire bonsoir à leur fils et sa mère lui glissa à l’oreille :
« Cette Anna est charmante, mon "chéri". Mais je me demande ce qu’en pense James… »Ces quelques mots figèrent sur place le jeune couturier un peu éméché… Elle savait ? Le doute s'installa dans l'esprit d'Isidore.
Juin 1940 Au Théâtre - On ne s’habille que rarement d’une manière spéciale. A la plupart des spectacles, on vient en veston et toilette de ville. On ne porte plus guère l’habit, le smoking et la robe du soir que pour certaines soirées, les jours d’abonnement à l’Opéra et aux « premières », mais dans ce dernier cas, la robe du jour très habillée suffit.
Les femmes ne mettent pas de chapeau. Si elles en ont un, elles doivent l’enlever à la première demande d’un spectateur. Elles entrent avec leur manteau, s’il est élégant : en fourrure presque toujours.
Les messieurs laissent leur pardessus au vestiaire ; s’ils ont gardé leur chapeau, ils se découvrent quand le rideau est levé ; ils se découvrent aussi pour passer devant une rangée de spectateurs.« Puisque je vous dis que vos tissus ne m’intéressent pas ! s’exclama Isidore à la face d’un grand gaillard moustachu au sourire rusé.
Maintenant je prie de sortir de ma boutique !-Monsieur Hood, essaya de temporiser l’homme.
Vous pouvez faire confiance à la qualité Vaudreix ! Touchez donc ces échantillons de satin : ne sont-ils pas exceptionnels ? Un artiste de votre qualité voit ces choses-là…-Voulez-vous voir mon poing de plus près, monsieur ? Demanda Isidore en repoussant sèchement les échantillons avec un sourire tendu.
Si vous continuez votre manège, je vous le jure, je ne réponds plus de RIEN !-Enfin monsieur Hood, calmez-vous, fit Stanislas apparemment surpris par l’attitude violente d’un homme aussi raffiné de réputation.
-Cela serai dommage d’abîmer une si jolie gueule pour votre commerce, n’est-ce ? fit Isidore toujours en souriant.
-Isidore, ne fait pas le zouave s’il te plait, fit en murmurant Anna en arrivant dans son dos.
Les clients te regardent !En effet les occupants de la boutique observaient l’entrevue aussi fascinés qu’inquiets. Le couturier respira un grand coup puis il interpella une de ses employés.
-Madame Jones, raccompagnez ce « monsieur » à la porte… Et qu’il y RESTE surtout.Puis il lança un sourire hypocrite au possible à Stanislas Vaudreix :
-Adieu, monsieur Vaudreix ! Passez une bonne journée !Certes les restrictions textiles handicapaient fortement leur activité mais il était hors de question de se laisser entourlouper par un tel personnage ! D'autant plus qu'Isidore avait intégré (un peu à la surprise générale) la liste du Utility Clothing Scheme. Il estimait avoir un devoir de rigueur envers son pays.
A peine la porte de la boutique fut refermée qu’une employée, devenue bien pâle, augmenta le volume de la radio où on pouvait entendre :
« … The time is now three eighteen p.m. Hitler's personal flag is run up on a small standard in the centre of the opening. Also in the centre is a great granite block which stands some three feet above the ground. Hitler, followed by the others, walks slowly over to it, steps up, and reads the inscription engraved in great high letters on that block… » La terreur s’empara des occupants de la boutique. La France venait de tomber aux mains des Allemands…