"Un héros est une personne ordinaire qui trouve la force de supporter et de persévérer en dépit d'obstacles écrasants." Christopher Reeve
Indépendance. Si je devais définir ma vie de femme en un mot, ce serait ce terme, certainement, qui me viendrait à l’esprit. L’indépendance était en effet le maître-mot de mon existence : de mon existence de femme, d’épouse, de mère.
Si cette valeur était si importante pour moi, c’était sans doute parce qu’il m’avait fallu un certain temps pour l’acquérir. J’avais longtemps été, à l’inverse, soumise aux attentes de mes parents, en particulier à celles de mon père. Bien entendu, je n’avais pas eu une enfance malheureuse, bien au contraire, mais il n’en restait pas moins que mon père avait eu un certain nombre d’aspirations pour moi et mon avenir auxquelles j'avais dû me plier.
La pression avait toujours été implicite – jamais il n’avait
exigé quoique ce soit de moi –, mais elle avait toujours été, malgré tout, bien présente. Mon père était un grand écrivain, qui fréquentait le gratin du monde intellectuel de son époque. Dès mon plus jeune âge, il m’avait permis d’assister aux réunions qu’il organisait dans son salon. À la maison, tout était art, tout était littérature, tout était savoir : de la grande bibliothèque et ses milliers de livres aux conversations de mes parents. Aussi, il n’avait pas été bien difficile d’assimiler le message ; si je ne l’avais pas intégré de moi-même, il se serait forcément imposé à moi : comme mon quotidien, mon environnement me le faisait savoir, je me devais de devenir un grand écrivain. Le message avait été d’autant plus clair que j’étais enfant unique : le désir de mon père de faire perdurer son talent ne pouvait reposer que sur moi, la seule fille Ingram – autant dire que la pression qui reposait sur moi était énorme.
Je pouvais dire aujourd’hui, malgré toute la profonde admiration et tout l’amour que je portais pour mon père, que cette pression qu’il avait sans cesse exercée sur moi m’avait été néfaste. Elle m’avait en tout cas poursuit une longue partie de ma vie, détruisant le peu de confiance en moi que je pouvais avoir. Pendant longtemps, en effet, je n'avais cessé d’entendre la voix de mon père me disant « non, tu ne fais pas bien ; non, ce n’est pas ce que j’attends de toi » ; cette voix s’était, au fil des années, immiscée en moi, elle était devenue une seconde conscience, en quelque sorte. Pendant longtemps, je n’avais ainsi vécu qu’à travers mon père : je me devais de devenir une grande femme de lettres,
comme lui ; je me devais d’apprendre, d’intégrer un maximum de connaissances afin d'être une grande intellectuelle,
comme lui ; je me devais de m’intéresser à l’art,
comme lui ; mes relations avaient longtemps été les siennes, mes centres d’intérêt les siens. J’étais dépendante de lui.
Aussi, jusqu’au choix de mon mari, j’avais dû me soumettre aux souhaits de mon père. En tant que femme, j’allais perdre mon nom ; en tant que fille unique, le nom Ingram allait se perdre avec moi. Alors, il était forcément hors-de-question pour mon père de troquer son nom contre le premier venu. Il fallait un bon parti, un homme de bonne famille qui saurait subvenir convenablement à mes besoins ; Thomas Bradford avait su incarner cet homme, je fus donc amenée à l'épouser. Si je l’avais par la suite aimé, il n’en restait pas moins que je m’étais dans un premier temps pliée aux désirs de mon père, là encore, en me mariant à un homme que je n’avais rencontré que quelques fois.
Autant dire que, tout le temps que j’avais dû vivre avec mon père, je n’avais eu aucune forme d’indépendance. Il fut peu étonnant, par ailleurs, de voir que ce ne fut qu’une fois séparée de lui, libérée de ses contraintes, que j’avais su m’épanouir dans ma vie – à la fois sentimentalement, personnellement que professionnellement. En effet, alors que j’avais longtemps vécu à travers lui, jusqu’à décrocher mon premier emploi au
Times grâce à ses relations, ce ne fut que lorsque je m’étais décidée à prendre moi-même mon destin en main que la réussite était arrivée. D’abord, j’avais tissé un certain nombre de relations, notamment au journal, qui m’avaient permises d'intégrer quelque peu l'élite intellectuelle et littéraire – cette fois loin de mon père –, ainsi que d’être repérée par quelques maisons d’édition avec lesquelles j’avais pu par la suite travailler. Puis, je m’étais décidée à écrire cet article – et l'idée était entièrement venue de moi –, ce fameux article du
Guardian dans lequel je me faisais critique du monde d'avant-guerre, attirant l’œil du grand public ainsi que de nombreux intellectuels et écrivains. Un véritable tournant dans ma vie, qui m’avait permis par la suite la consécration littéraire. En effet, j’étais dès lors devenue une femme de lettres reconnue, épanouie, dont les ouvrages se vendaient en nombres. Or, j’avais accédé à cette gloire sans une quelconque aide de mon père ; simplement grâce à moi, à mon talent, parce que j’avais eu le courage de m’émanciper et de mettre en avant mes propres désirs avant les siens. Comme quoi, mon indépendance avait su m’emmener loin, beaucoup plus loin que ce que m’avait permis mon père.
Dès lors, l’indépendance était devenue une valeur fondamentale dans ma vie. Je m’étais refusée à ce que mon mari, notamment, exerce une quelconque influence sur moi. Heureusement, j’avais eu la chance que Thomas lui-même fût très en avance sur son temps et m’approuvât sur cette question, ce qui m’avait permis de ne rencontrer aucun obstacle à mes désirs et à mes objectifs de vie.
Ainsi, j’avais pu, par mon expérience, constater que l’émancipation était essentielle afin de réussir. Dans mon cas, en l'occurence, ce ne fut que par l’émancipation – de mon père, puis de mon mari – que j’avais pu devenir la femme de lettres que j’étais aujourd’hui.
Bien entendu, je ne le serais pas devenue non plus sans ambition, et sans doute était-ce l’alliage de ces deux valeurs – l’indépendance et l’ambition – qui m’avaient permises de devenir un écrivain reconnu. Ainsi, j'avais compris qu'indépedance et ambition étaient les moteurs fondamentaux de la réussite.
Sans indépendance, sans émancipation, il ne pouvait y avoir réussite. Cela était d’autant plus vrai pour une femme, qui était soumise sans cesse à de nombreuses pressions : pression de la société, pression de ses parents, pression de son mari, pression de son foyer. C’était un constat : ces barrières ne leur permettaient généralement pas de combler leurs désirs. Cantonnées le plus souvent à la tenue de leur maison, elles devaient refouler leurs envies pour s’occuper plutôt de leurs maris et de leurs enfants. C’était quelque chose que j’avais du mal à accepter,, moi, femme indépendante et épanouie ; j’aurais aimé voir, dans cette société, plus de femmes à des places de prestige, à des postes à responsabilité, ou au moins capables d’avoir des objectifs de vie et de les mener à bien sans devoir faire face à des obstacles sous prétexte qu’elles étaient des femmes. La société devait évoluer. Une femme pouvait très bien vaquer à ses propres occupations tout en assurant le soin de son foyer ; les deux n’étaient pas incompatibles.
Victoria Irvin était une de ces femmes qui, à mes yeux, ne l’avait pas encore compris. Finalement, elle me rappelait moi à mon plus jeune âge, lorsque j’étais encore dépendante de mon père avant de comprendre que je devais m’émanciper pour réussir. En effet, Victoria m’avait raconté son souhait profond d’intégrer l’Air Transport Auxiliary, mais aussi comment son rang et ses relations ne l’avaient contrainte qu’à des postes de standardiste. Tout avait pourtant bien démarré : elle avait eu le courage d’affronter son père, et plus généralement sa famille, en annonçant qu’elle allait intégrer l’armée ; un début d’émancipation, en somme. Mais voilà, son rêve – devenir pilote pour l’ATA – était encore loin d’être abouti ; elle n’avait fait que la moitié du chemin, et je comptais bien la pousser à accomplir l’autre moitié. C’était devenu presque un jeu entre nous, d’ailleurs : sans cesse je lui rappelais son rêve, lui disais qu’elle devait penser à son indépendance, à s’écarter de sa famille afin d'accomplir son souhait profond, ce qui avait tendance à l’agacer.
Quoiqu’il en soit, en dépit de ce point noir dans toute cette belle histoire, Victoria représentait pour moi une véritable héroïne. Elle incarnait à elle seule les personnages de ces romans que j’avais tant dévorés. Une jeune femme de la haute société qui devait affronter de nombreux obstacles pour parvenir à atteindre son rêve – intégrer l’armée, puis devenir une pilote combattant les ennemis de la guerre –, n'était-ce pas une jolie histoire de roman ? Evidemment, il ne manquait plus que le dénouement final, le
happy end pour en faire une véritable histoire.
Si la vie de Victoria était digne d’un roman, ce n’était sans doute pas un hasard si le dernier ouvrage que j’avais publié,
Mrs Dallowey, montrait une jeune femme affronter sa famille et les diverses pressions sociétales pour devenir pilote de l’air. Victoria avait sans nul doute été une source d’inspiration essentielle pour ce roman. Dès sa parution, mon livre s’était vendu en nombres, ce qui était peu étonnant ; depuis quelques années, mes divers ouvrages – romans, recueils de nouvelles, essais philosophiques – rencontraient chaque fois un certain succès, attirant le public autant que les critiques littéraires et les hommes de lettres.
4 Juin 1941. Je m’étais décidée à passer mon après-midi dans le
Kardomah Café du 186 Piccaddilly afin d'y écrire quelques pages de mon prochain bouquin.
Il s'agissait d'un endroit dans lequel j'avais l'habitude de me rendre pour y trouver l'inspiration. La vue de la rue passante, le brouhaha des conversations alentours, l'odeur du café, le goût du thé étaient autant de stimuli qui aiguisaient mes sens, nourrissaient mon inspiration, enrichissaient mon écriture.
Ainsi, après avoir pris le bus pour atteindre le quartier de St. James’s, vêtue d’une longue robe à fleurs bleue, je marchai encore quelques minutes jusqu’à atteindre le fameux café. Alors que j’ouvris la porte du
Kardomah, sur le point de pénétrer à l’intérieur, j’entendis au loin une voix féminine crier mon prénom. Me retournant, j'aperçus Victoria, reconnaissable par sa chevelure rousse, accourir vers moi. Instantanément, un sourire orna mes lèvres rouges.
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